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Le Frère Sylvain, un capucin, est à l'origine de La "Cité des Cloches", après avoir commencé en participant comme aumônier à un camp pour personnes handicapées physiques, en septembre 1954. Loriginalité de ce camp était sa mise en place par des personnes handicapées elles-mêmes. A lépoque, il nexistait pas de structures pouvant accueillir les personnes handicapées, en dehors des hospices ou des familles dorigine. Ces camps offraient donc loccasion pour les adultes handicapés de prendre des vacances en dehors de leur cadre de vie habituel. Quelques années plus tard, le Frère Sylvain reçu pour un franc symbolique, une maison dans le nord des Deux Sèvres pour continuer ces vacances riches de sens. Ce lieu, appelé communément Boësset, a donné naissance à une première communauté daccueil, en 1958. En effet, certaines personnes handicapées venues passées des vacances dans cette maison annoncèrent qu'elles ne souhaitaient pas vivre de cette façon seulement trois semaines par an et décidèrent de s'y installer définitivement ! En 1967, c'est dans le Maine-et-Loire, à la Pommeraye, qu'une seconde maison vit le jour, toujours sous l'impulsion du Frère Sylvain.
Il tire des enseignements de son expérience hors du commun, qu'il livre en 1991 dans le recueil de textes de l'association AIRE dont il est membre fondateur.
Repenser la solidarité.
Ce simple titre ressemble étrangement à une gageure!
Une gageure qui devra affronter bien des préjugés, bien des
habitudes mentales, bien des succès provisoires, bien des impuissances
aussi dans lesquelles nous nous complaisons.
En effet, lorsqu'apparaît brutalement l'importance des choix ou des
changements qui un jour où l'autre nous seront imposés par
les événements, nous nous réfugions dans des "bastilles", plus ou moins bien défendues, dont nous savons fort
bien qu'elles sont condamnées. "Après nous le déluge
! "
Il a fallu des siècles pour sortir d'une mentalité "charitable"
qui était au départ un énorme progrès, mais
qui s'est sclérosée et est devenue incapable d'aller plus
loin que "donner aux pauvres" sans souci réel de permettre
la transformation de leurs conditions de vie.
Nous avons alors construit une "solidarité" qui a eu ses
grandeurs et qui en conserve des traces profondes. Mais quel est celui qui
peut nier les énormes questions qu'elle pose, non seulement sur le
plan financier, mais surtout sur le plan de l'homme, celui qu'on a voulu
sauver. Sécurisation tellement poussée qu'elle tue tout risque
créateur, "administration reine", impuissance à
rejoindre les secteurs vraiment exclus, etc.
Si nous ne fermons pas les yeux sur notre solidarité comme jadis
sur notre pseudo-charité nous sommes bien obligés de constater
qu'on a remplacé une assistance par une autre (comment faire autrement?)
et que parfois on a fini par y perdre ce qui restait de "cur"
chez certaines grandes dames d'uvre. La sécurité sociale
est une femme frigide.
Si nous avions besoin de nous convaincre, nous pourrions
simplement nous reporter aux expressions qui sont nées dans le langage
courant depuis l'avènement de cette nouvelle solidarité. La
plus explicite est surement le "parcours du combattant" qui n'a
plus rien à voir avec le "militaire" mais simplement avec
l'homme en état de besoin en face du monstre social.
Deuxième constatation pour nous convaincre; les constantes réformes
ou désirs de réformes, les statuts divers et l'absence de
vouloir réel impliquant des changements considérables de mentalité.
On peut d'autre part se reporter au rapport de la Cour des comptes sur la
Caisse nationale d'assurance maladie.
Nous n'avons pas l'intention de traiter un sujet aussi grave en quelques
pages. Nous voudrions seulement montrer comment, à partir d'une expérience
de vie tout à fait imprévisible, un revenu d'existence type
"participat", c'est-à-dire revenu inconditionnel dû
à la personne comme tel et calculable à partir des données
qui seront expliquées par l'auteur, peut apporter un commencement
de réponse sur plusieurs plans, simplification, respect de la personne,
etc.
Le RMI ayant déjà commencé un parcours intéressant,
nous voudrions montrer d'autre part comment il serait envisageable de relier
l'un à l'autre sans leur enlever leur originalité.' Nous verrons
en effet les points positifs de ce nouveau revenu, mais aussi ses impuissances
à répondre aux vraies questions; ainsi l'affaire de la Réunion
qui a fait la manchette des journaux jusqu'aux "sans domicile fixe"
qui ne feront jamais la manchette des journaux mais qui continuent de faire
la "manche" quand ils ont fini de boire le RMI.
La Cité des cloches est née d'un groupe de
handicapés qui comme l'indique le titre ne voulaient pas se prendre
au sérieux mais d'abord vivre ailleurs qu'à l'hôpital.
A l'époque les solutions étaient rares. Ces handicapés
ont en fait créé des "lieux de vie" bien avant que
l'expression n'existe dans les milieux sociaux.
Si nous nous servons de cette expérience pour parler du "revenu
d'existence", c'est tout simplement parce que les handicapés,
à l'époque, touchaient une pension, "la loi Cordonnier"
(150 francs de Gaulle) et que cette pension peut faire penser au revenu
d'existence, au point que c'est pour cette raison que nous sommes entrés
sans effort dans l'hypothèse Bresson (le Participat).
Donc, un groupe de handicapés mettent en commun leur pension (leur
revenu), ceci après plusieurs expériences de camp du type
"association des paralysés de France". Et ils décident
de vivre dans une vieille demeure, à la campagne avec un bail symbolique
de trente ans. De vivre ensemble, de recevoir les camps d'été
et de vacances (bien-portants et handicapés) puis très vite
toute personne en état de besoin grave, suivant les possibilités
du moment.
La première question qu'on nous posait régulièrement,
c'était: comment faites-vous pour vivre? Or nous n'avons jamais eu
de problèmes financiers ! Pourquoi ? La première raison, et
probablement la plus importante, c'est que les handicapés en question
avaient choisi ce type de vie, qui comportait certes des exigences considérables
de responsabilité et d'austérité, mais en même
temps une raison de vivre infiniment plus importante que tout le reste.
Non seulement ils disaient adieu à l'hospice comme avenir probable
mais ils créaient des raisons de vivre pour d'autres.
Les autres raisons sont plus pratiques. Quand on est organisé, dans
ce style de vie et de service, la récupération est facile
pour le matériel. D'autre part nous vivions encore sous " l'ancien
régime " ! Qui paie ses dettes s'enrichit. Nous n'avons jamais
emprunté, du moins pendant les premières années. La
création de plusieurs maisons a plus tard occasionné quelques
prêts. Mais contrairement à ce qu'ont pensé et pensent
encore beaucoup de personnes la Cité des cloches n'a pas vécu
de dons mais des pensions des handicapés, sauf si on entend par don
le matériel au rebut et les greniers à vider, un peu comme
Emmaüs.
La deuxième question n'était pas toujours posée. Pourquoi
ça tient la route? Ici on rejoint les raisons de vivre citées
plus haut et qui psychologiquement ont toujours permis de dépasser
les crises inévitables dans toute vie et toute communauté,
mais ce n'est pas là ce qui intéresse notre propos. Ce qu'on
peut dire c'est que nous restions une question pour tout le monde (relativement
au lieu bien entendu) politique, économique, social, religieux, etc.
Une question évitée, refusée parfois, combattue quand
elle devenait incontournable.
Pourquoi ? Parce que d'une certaine façon, et à son niveau,
la Cité allait au-devant et au-delà de presque toutes les
questions qui deviendraient insolubles, ou simplement les prouvait insolubles.
On peut signaler qu'à l'époque beaucoup de mouvements ont
vécu des expériences du même ordre avec cette différence
que les événements et les choix ont orienté ces mouvements
vers ce qu'on appelle un peu facilement une "récupération
par le système " alors qu'il s'agit en fait d'un processus normal
d'amélioration sociétaire. Une création extérieure
devient une nécessité à l'intérieur de la société.
C'est en même temps la difficulté, car une fois à l'intérieur,
la marge de liberté et d'imagination créatrice se fatiguent
vite en face des obligations administratives.
Notre originalité a toujours été de refuser l'intégration
pour rester libre et ouvert à ceux qui n'ont de place nulle part
et ne peuvent absolument pas relever des même statuts et des mêmes
lois.
Au congrès de Nice nous avions affaire à des représentants
de plusieurs pays et des instances gouvernementales. Je me souviens très
bien de la façon dont notre intervention était reçue.
Même si elle étonnait, en face du gros du peloton surtout occupé
à rejoindre le "modèle" conforme, vacances loisirs,
confort, etc., nous restions les tenants d'une autre liberté, celle
de choisir et de construire nous-mêmes nos vacances.
Dix ans après au colloque " Autrement " de Lorient notre
commission s'est surtout employée à essayer de bloquer la
marche en avant des réglementations obligatoires qui allait rendre
impossible toute une série de loisirs et de camps et remplacer le
risque créateur par la sécurisation définitive. "Vous
n'avez rien à faire monsieur, nous nous occupons de tout. "
Comme on le voit déjà ici de quel Homme parlons-nous ?
"Ça les occupe" !!
Notre parcours commence par ces trois mots. Combien de fois les avons-nous
entendus accompagnant d'un sourire l'impuissance à comprendre des
personnes qui les prononçaient; et pourtant, maintenant, ils me permettent
de retrouver des jalons importants dans notre itinéraire vers un
revenu d'existence.
Cette phrase, je l'entendais à chaque fois que quelqu'un venait visiter
soit la maison, soit une personne de la maison en particulier. Tout d'abord
il était évident pour ces braves gens que je ne pouvais être
que le directeur puisque j'avais deux bras et deux jambes. L'équipe
de direction qui, elle, était composée uniquement de handicapés
ne pouvait faire autre chose que d'essayer de s'occuper de la meilleure
façon.
C'était d'autant plus interrogatif pour moi que durant l'été
la responsable principale était souvent debout dès sept heures
le matin et rarement couchée avant une heure le lendemain matin.
Nous nous demandions parfois combien il faudrait de personnes pour la remplacer.
Il ne s'agit pas de défendre ce surcroît de travail que cette
responsable s'imposait par goût, par besoin ou par devoir, mais de
répondre au sens de ces trois mots.
a) Tout d'abord une impuissance à comprendre qu'une handicapée pouvait travailler, au sens propre. A l'époque c'était déjà une question importante et c'est presque devenu maintenant une obsession: qu'est-ce que le travail ?
b) Une relation non moins évidente entre travail et salaire, tout ce qui n'était pas salarié n'étant pas digne du mot travail. On pourrait rester longtemps sur ce point où l'on retrouverait "actif" et "non actif", ces dénominations absurdes qui servent encore à dire le temps de travail salarié. La femme, l'enfant au collège, le handicapé, le retraité, sont des inactifs. Le curé bien sûr s'il n'est pas prêtre au travail. Toutes ces catégories de personnes ne peuvent que "s'occuper".
c) Un moyen conscient ou non d'éviter le scandale. Quel scandale de faire travailler ces "pauvres filles", et encore, sans les payer! Ce qui nous était d'ailleurs reproché comme si nous étions un établissement, une institution avec un patron un directeur ou directrice, etc. Toujours le modèle. L'INSEE nous a même un jour transformés en " maison de retraite ". Nous avons encore souvent ce genre de difficulté. Les services sociaux ou administratifs refusent de créer le mot ou seulement de se servir des mots qui correspondent à ces nouvelles formes de personnes morales. Nous aurions d'ailleurs des confirmations dans certaines formes de contrats RMI refusés parce que ne correspondant pas à un modèle admis par la commission.
d) Une autre dimension est aussi totalement éclipsée, voire
refusée clairement, toujours au nom de la "justice", alors
qu'elle est particulièrement éclairante sur une évolution
possible.
Un travail non salarié, choisi, rentre automatiquement dans nos mentalités
dans le "tiroir" bénévolat. Or il a un autre aspect
beaucoup plus important qui le relie au monde sociétaire, et d'une
certaine façon au salariat.
La plupart des handicapées engagées dans la Cité, tout
en défendant leur pension (souvent mal d'ailleurs par peur de la
perdre), estimaient que leur travail, l'accueil des "paumés"
de tous ordres en fin de parcours dans les circuits normalisés, était
très justement la façon de rendre à la société
le service que celle-ci leur rendait en lei. permettant de vivre avec leur
pension. J'ai encore un camarade handicapé qui refuse un salaire
pour diverses raisons, la même que plus haut : "Ma pension me
suffit, d'autre part je veux rester libre à cause de mon handicap
et ce type de travail me le permet, il y a des jours où je ne pourrais
pas l'assumer". On retrouve ici des variantes de ce que Bresson appellera
"temps libre et temps librement contraint". Mais il fallait trouver
le lieu possible, entreprise ou institution, et il n'y en avait théoriquement
pas. Il a fallu un concours de circonstances pour faire rencontrer à
travers la Cité des cloches les personnes capables de régler
cette question. Le responsable a trop de place dans le monde en question
pour qu'on remette en cause ce type de contrat qui continue d'exaspérer
le monde syndical.
"Mais enfin monsieur ce n'est pas un statut normal !"
"Mais enfin monsieur..." On pourrait continuer longtemps cet intermède
sur le modèle "fainéant".
Si nous revenons maintenant à nos trois petits mots,
"Ça les occupe", nous sommes de nouveau au cur du
problème, car être occupé est tellement essentiel que
tout le monde pleure en cas de chômage, même si tout le monde
aspire à la retraite. Ce qui veut dire au moins deux choses: à
la retraite, la pension assure la vie. Si je veux travailler, je suis libre.
On peut je crois en ajouter une troisième qui est un constat de toutes
les maisons de retraite: si je n'ai rien à faire je ne ferai pas
long feu.
Dans ce même sens cela devrait nous dire aussi quelque chose sur occupation
et travail car bien souvent le travail n'est plus qu'une occupation payée
et parfois une occupation minimum. On peut renvoyer ici au même dossier
de la Cour des comptes. Créer des emplois devient le contraire de
créateur. On est obligé de maintenir les surnuméraires
chez Renault et ailleurs (ça vaut mieux que le chômage mais
c'est court), on embauche aux Anciens combattants 25% d'augmentation en
vingt ans, etc.
Il faut je crois ajouter, en sens inverse des habitudes acquises sur le
plan travail, que j'ai vu un jour blêmir un vieux compagnon en entendant
parler de "temps libre". On retrouve la même chose chez
certains "grands" qui estiment qu'ils doivent continuer à
travailler 12 à 16 heures par jour car ils sont irremplaçables...
Ce n'est un mystère pour personne que tout en reconnaissant de fait
le bénévolat on lui rend la vie dure, voire impossible, au
sens propre et au figuré. Le spectre de la "justice", de
la "profession", du "droit au travail", etc., venant
troubler toute réflexion sereine jusqu'à nos jours.
Des expériences comme la Cité des cloches ont fait apparaître
toute une série de phénomènes mal définis, mal
digérés et finalement refusés.
a) Sans une certaine "gratuité", il n'y a pas d'influx
créateur, il ne peut pas y avoir de vie. On rejoint ici des notions
de risque absolument essentielles à la survie de l'espèce.
Certes le mot gratuit appliqué à l'homme revêtira toujours
une certaine ambiguïté, mais au départ il est "don"
gracieux sans aucune attente de retour. C'est ici d'ailleurs qu'il peut
devenir ambigu, voire pervers, s'il coupe la route du retour nécessaire
à la relation. Mais au départ il s'agit de "gratuit"
"gracieux", etc. Je me complais sans autre raison ; "Pourquoi
ton il est-il mauvais parce que je suis bon".
b) Aucun bénévolat ne peut être totalement
"gratuit" du moins au niveau matériel, je ne parle pas
de "l'esprit", mais c'est important de le signaler. Même
le maître de la vigne de Mathieu avait des biens, il n'avait pas à
"compter", mais il y a toujours une contrepartie, lorsque quelqu'un
vit, nourriture, logement, etc., il y a un " salaire " de fait,
même si aujourd'hui cela nous paraît monstrueux d'appeler cela
"salaire". Et pourtant cela nous oblige à réfléchir
sur la notion de salaire, sur son étymologie et sur sa signification.
En fait dans l'histoire, dès le moment où on peut le saisir,
le salaire a bien une signification de "vie", le minimum pour
vivre. Salaire vient de "sel". Avec l'eau c'est le minimum pour
survivre. Il semble bien qu'il soit resté très longtemps à
ce stade. Même si Jésus-Christ n'a jamais fait d'économie
politique, "chacun un denier" était un salaire normal à
l'époque; c'est peu de chose. Il a fallu des siècles pour
que la transformation se fasse en suivant les nouveaux besoins.
Si nous avions à l'intérieur de la Cité des cloches
bien des formes de bénévolat, au pair avec ou sans gratification
...c'était toujours en fonction des besoins précis de la personne
par rapport aux autres. Nous étions par là-même préparés
aux énormes changements qui suivirent.
Cela nous amène à parler du "prix" du bénévolat,
on ne peut pas l'éviter. D'une part comme le fait remarquer Bresson
tout peut s'interpréter en monnaie même s'il n'est pas sain
de tout payer en monnaie (on retrouve ici A. Gorz). Mais ce rapport avec
la monnaie nous oblige à chercher plus loin. Dans nos sociétés
dites avancées la monnaie est communication, relation. Si nous sommes
maintenant contraints de calculer le prix du bénévolat, lorsqu'on
demande une subvention par exemple, c'est aussi à cause de la distance
formidable entre les besoins d'hier et ceux d'aujourd'hui.
Si je prends l'exemple de la voiture, il faut bien que cette voiture soit
rentabilisée d'une façon ou de l'autre. C'est un coût
qui n'existait pas il y a trente ans.
c) A travers tous ces labyrinthes économiques, ces transformations
considérables, ces mille modes de participation ou de salaire, il
devrait être facile, si nous restions sereins, d'admettre la relativité
des choix de vie, et sa totale liberté, mais ceci oblige de plus
en plus à ne pas supprimer en fait cette liberté par une absence
totale de moyens financiers et de ne reconnaître en fait que les modes
de vie " chers ", voire absurdes. De voir appliquer des normes
de sécurité qui n'ont à voir qu'avec le prix qu'elles
coûtent, et des programmes architecturaux qui ne conviennent qu'à
ceux qui les produisent. Dans tous ces domaines les phénomènes
mimétiques sont très évidemment en cause et fort bien
manipulés par ceux qui les connaissent, mais il est parfois un peu
crispant de voir confondre la justice avec le besoin de ressembler à
un modèle qu'on fabrique de toutes pièces au nom d'un bonheur
strictement mythique et sans aucune chance de réalisation. Il ne
s'agit pas d'imposer des choix ascétiques à tout le monde
mais de respecter les modes de vie simples que d'autres veulent choisir.
Il est possible que le chômage actuel rende évidentes des réactions
que nous avons bien connues comme Cité des cloches maison des handicapés
et qui relèvent des mêmes réflexes que ceux qui crient
"la France aux Français". Il s'agit de la peur dé
perdre son travail donc son revenu. Dès les premiers signes de la
crise du pétrole en 1973-1975, les quelques réactions syndicales
que nous avions c'était: "Qu'on leur donne une pension mais
qu'ils ne prennent pas notre boulot." Inconsciemment ils votaient déjà
revenu d'existence sans penser que ça deviendrait vrai pour tellement
de personne que divers pays pensent " revenu inconditionnel à
tout le monde ".
A l'époque et encore maintenant presque partout il était
et il est impensable de penser revenu sans travail, sauf héritage
bien entendu, ce tabou sacré dont on cherche la signification "
aujourd'hui ". Quelques-uns pensent, ce sera l'objet d'un autre chapitre,
que c'est là que pourra être ponctionnée une part de
revenu d'existence. Quelle levée de boucliers en perspective!
Qu'il puisse devenir évident que le travail à distribuer manquerait
et qu'on inventerait n'importe quoi pour distribuer un salaire et que dans
le même temps toute une série d'activités ,indispensables
ne pourraient être rétribuées faute de "fonds"
(hôpitaux, maison de repos, aide à domicile, etc.), que de
toute façon sur ce genre de terrain on ne rejoindrait jamais les
besoins en présence humaine, accompagnement, etc., et que dans le
même temps naissent malgré tout d'innombrables associations,
des réponses à certains de ces besoins, tout cela était
impensable il y a encore quelques' années. Et pourtant ça
bouge. Le RMI par exemple a fait découvrir bien des choses en positif
et en négatif. On y reviendra.
d) Malgré le chemin qui semblait tout tracé pour faire se
rejoindre salariat et bénévolat, on a du mal à dépasser
le durcissement habituel. Les équivoques de justice ou de droit ont
toujours fait pencher du côté salariat (ça se comprend
d'ailleurs), au nom de la "profession", de la "promotion",
au nom de l'homme tout court. Est-ce que le chômage va permettre d'aller
plus loin dans la recherche d'un système autre que salarial, par
la mise en route d'un nouveau type de revenu?
Revenons d'ailleurs sur la formidable puissance mythique du binôme
" Salaire Travail " sacralisé depuis Marx et déjà
d'une autre façon dans le monde judéo-chrétien. Ce
binôme a tellement marqué les esprits que même à
l'intérieur de la Cité des cloches nous nous sommes trouvés
en face de certaines absurdités. Le monde handicapé était
secoué au nom de la "reconnaissance salariale " nécessaire
à l'intégration sociétaire. On n'était pas reconnu
si l'on n'avait pas un statut de salarié. Nous avons vu des handicapés
y perdre beaucoup d'argent et des associations encore plus. Pour financer
un salaire officiel ou plusieurs, il fallait tout simplement faire une grande
kermesse. C'est-à-dire qu't pompait le monde des handicapés
et amis pour payer dés responsables qui avaient droit à une
pension, parfois avec tierce personne. Je voudrais bien savoir en quoi la
sagesse, la justice, le bon sens, nécessaires aux handicapés
plus qu'à tout autre, pouvaient y gagner? Le seul point de repère
était " reconnu " et " salarié " comme
tout le monde. Et en fait ça marchait, nous restions des irréductibles.
C'est maintenant que l'évolution du monde:-a fait des pas; -de géant
qu'on commence seulement à recouper et rassembler tous ces phénomènes
et que les uns après les autres ils nous amènent tout doucement
à une autre forme de "revenu". L'avantage de la crise étant
d'abord de nous montrer que ce ne sera plus un revenu en fonction de sa
" carte de pauvre" ou de "handicapé" mais seulement
parce que citoyen d'une nation qui doit, au départ, reconnaître
le droit de vivre à tout le monde.
Comment parler d'une nouvelle solidarité sans parler de ce qui en
est un élément essentiel : la couverture sociale!
Si le RMI arrive à mettre vraiment au point la réalisation
concrète du droit qu'il inscrit dans ce revenu, il aura fait une
avancée énorme dans le monde des "paumés"
en général et dans le monde tout court.
Si nous reprenons l'expérience dont nous sommes partis, la Cité
des cloches c'est probablement de ce côté que nous avons eu
le plus de mal à trouver des solutions, étant donné
les choix que nous avions faits.
Sur le plan des handicapés, dès qu'il s'agissait d'accueil,
nous nous trouvions en face d'un problème majeur. Comment assumer
les risques de quelqu'un qu'on accueille ?
Le seul choix logique possible était de refuser toute personne demandant
d'être accueillie du fait que nous n'avions pas de quoi l'assurer
et pas non plus la possibilité de le laisser dans son fauteuil à
rien faire, lui-même d'ailleurs le refusant. Mais à partir
de ce moment on est légalement en faute et ce n'est pas facile de
s'en tirer quand cela dure, d'autant plus que bien souvent il faut refaire
ce, qui a été fait, sur le plan travail exécuté.
Qu'on le veuille ou non c'est à partir des TUC et des contrats spéciaux
que pour nous ces questions ont commencé à pouvoir se régler.
Et là encore un revenu d'existence s'il n'avait déjà
que la possibilité de permettre aux pauvres de recevoir quiconque
frappe à sa parte, ce serait déjà une avancée
considérable, ça ne serait plus réservé aux
riches.
C'est l'évolution considérable des sociétés
industrialisées qui a fait naître des questions de cet ordre,
les pays pauvres n'ont pas à se poser la question face à une
absence de soins possibles et de réelle prise en charge hors de la
famille.
Je ne crois pas qu'on puisse éviter la question pour bien des raisons,
dont la principale est peut-être que la Cité des cloches, tout
en prenant bien en compte cette évidence, a été tout
au long de sa route un lieu particulièrement efficace pour que les
deux mondes se rencontrent et parfois se reconnaissent. Ceci non seulement
au niveau des handicapés (on nous reproche d'être un ghetto)
dont beaucoup ont pu parcourir l'Europe, d'autres la recevoir, (une bonne
dizaine de pays), ou qu'au niveau des valides qui venaient passer leurs
vacances avec nous ou rester comme tierce personne. La plupart sont restés
dans leur milieu de vie, témoin de cette alliance possible, à
condition d'ouvrir les yeux et dé changer son regard.
Mais la question douloureuse n'en reste pas moins vraie. Elle pourrait se
dire brutalement: Comment une société qui fabrique des exclus
peut-elle se croire capable de les soigner ou de les guérir ?
Question difficile parce que l'exclusion a deux faces, une externe et une
interne. Si on peut travailler du côté de la première,
à condition de changer de regard, c'est beaucoup plus difficile pour
l'autre face. L'exclusion est aussi à l'intérieur, et c'est
surtout là qu'on peut parler d'un autre monde.
Le premier constat douloureux du côté de la face externe c'est
le formidable écrémage dû à la promotion des
handicapés. Dans les premières années 1954-1960 on
s'aperçoit si on reprend la première liste de 1954 que sur
vingt-cinq handicapées femmes, pour la plupart avec handicap important
nécessitant fauteuil roulant ou canne béquille, une bonne
dizaine ont créé quelque chose ou animé des groupes
importants, une autre dizaine était capable de suivre un rythme normal,
et quelques autres à la limite de la débilité. Ces
dernières étaient totalement prises en charge par les autres,
c'était un lieu de transformation étonnant. Vingt-cinq ans
après, la proportion est totalement inversée; seules quelques
volontaires handicapées physiques viennent prendre en charge une
vingtaine de débiles ou handicaps associés.
La problématique du quart mondé est la même et des prophètes
comme le père Joseph n'y voient de solution qu'en demandant des volontaires
et en réclamant que ceux qui s'en sortent à l'intérieur
y restent volontairement aussi.
Si on rejoint les " sans domicile fixe " c'est encore plus difficile.
Ce qui fait qu'une grande partie des solutions que l'on cherche tombe à
côté des vrais besoins.
En face de ce monde, cet autre monde fort diversifié d'ailleurs,
il ne s'agit pas de revendiquer l'exclusivité, de prétendre
que nous avons trouvé la solution, ni même que la solution
existe. Il s'agit de signaler que des solutions vraies même si elles
ne recouvrent qu'une partie de cet immense autre monde existent à
travers des créations comme celles dont nous parlons ici et beaucoup
d'autres. La .raison en est simple, elles partent du cur même
de ce monde. Nous rejoignons ici toute une série d'expériences
qui plongent leurs racines dans l'histoire du monde et de la France y compris
dans la floraison d'instituts religieux. Certaines tiennent du conte de
fées comme les Antonins qui ont eu plus de trois cents implantations
en France, au temps du " mal des ardents".
Si nous nous tournons du côté du revenu d'existence, nous nous
apercevons que ce type de réponse rend possible toute une série
d'expériences positives pour sortir les paumés de leur état.
Je pense très directement à deux responsables qui s'en tireraient
fort bien avec un revenu d'existence, ce qui éviterait aux accueillis
de penser qu'ils vivent sur leur dos.
Il reste de toute façon une condition essentielle c'est que le .regard
de l'autre monde, celui qu'on appelle normal, ne vienne pas constamment
détruire ce que font les autres au nom de "la sécurité",
la "propreté" "l'hygiène", etc.
Il est à remarquer côté handicapé que l'expérience
de la Cité des cloches montre que la plupart des risques viennent
des bien-portants et valides de tous ordres, les seuils de sécurité
étant beaucoup mieux observés du côté handicapé
du fait même du: handicap. D'autre part il est non moins évident
que le monde bien-portant se défend contre le monde handicapé,
par peur et reconstituant le risque à l'envers. C'est dangereux pour
les bien-portants que les handicapés sortent.
Ceci nous rappelle une anecdote parmi d'autres, mi-humoristique mi-tragique,
arrivée dans une de nos " cités ". L'un d'entre
nous, grand handicapé (les maisons sont maintenant mixtes), sortait
en fauteuil roulant électrique faire un tour dans le bourg. Une femme
affolée entre en courant dans la maison: "Vite vous en avez
un qui s'est échappé. "
La question que je me pose chaque jour est celle-ci: " Où est
le ghetto ? "
Je ne peux pas éviter la difficile question bien répandue
de la " société duale ". Je commence volontairement
par une définition personnelle absolument scandaleuse : " Pour
moi la société duale est d'abord une interprétation
facile du monde d'aujourd'hui (prodigieusement diversifié) déjà
sacralisée et taboue ". On ne peut plus lever le petit doigt
sans favoriser la société duale. Ceci dit ou plutôt
écrit, il serait peut-être important de réfléchir
un peu plus, et si possible en dehors du clivage droite et gauche qui rend
bien entendu d'abord la " droite " responsable de cette catastrophe.
Dans la théorie de la société duale il y a donc un
raisonnement relativement simple, une sorte de constat. Notre économie
a produit d'une part un secteur économique de pointe avec une élite
de personnes qui dépasse un certain salaire et qui peut profiter
des avantages de la civilisation, de la culture, des techniques, etc. Et
un autre secteur économique où la plupart des personnes sont
condamnées à végéter avec des sous-salaires.
C'est pour moi la première difficulté car on retrouve dans
ce no man's land le quart monde, le chômeur, le smicard, le bricoleur
et le travailleur au noir, sans oublier le super-doué qui préfère
rester dans ce sous-secteur parce qu'il y vit bien mieux que dans l'autre,
étant donné son absence de diplôme ou tout autre raison
personnelle et que d'autre part il y gagne bien sa vie.
Il arrive que ces super-doués passent à l'étage au-dessus.
Même si c'est vieux on peut citer monsieur Joseph, un des hommes les
plus riches du monde.
La deuxième chose à remarquer c'est que le chômage massif
a fait prendre conscience du phénomène, mais sans aller au
fond des choses et surtout sans réfléchir ni à l'histoire,
ni aux énormes stratifications, ou si l'on préfère
différenciation de ce sous-secteur " laissé-pour-compte
".
Si nous reprenons l'histoire, il faut être un peu aveugle ou de mauvaise
foi pour crier comme une découverte et un phénomène
nouveau à la société duale. Dans ce sens le dix-neuvième
siècle était infiniment plus dual, ainsi que le début
du vingtième. Je ne vois pas bien ce que voudrait signifier (au plan
où nous parlons) la lutte des classes. Qu'est-ce donc qui a changé
?
C'est à mon avis assez simple: le chômage, ou ce qu'on appelle
la crise, la formidable évolution des moyens de production, l'informatique,
etc., ont fait éclater la machine qui permettait de continuer à
croire inconsciemment que tout le monde rejoindrait un jour le peloton de
tête, ceux qu'on appelle l'élite ou plutôt les "
nantis". On s'est aperçu que ce n'était plus vrai, on
a refusé de voir que ça ne l'était pas plus hier et
que ce ne sera non plus vrai demain, surtout si on pense monde entier, et
qu'il faudra encore d'immenses transformations de mentalités pour
qu'une vraie transformation se fasse. Ceci très probablement à
travers le nombre de possibilités de passer d'un secteur à
l'autre, dans les deux sens, si on n'oublie pas le quart monde, et sans
supprimer la différenciation indispensable pour que ces passerelles
puissent exister.
La réflexion nous aurait aussi obligé à constater un
formidable phénomène de mimétisme qui nous bouchait
complètement lé champ de vision: "je dois pouvoir correspondre
au modèle ", et comme il n'y en a qu'un, je suis perdu, exclu.
Toute une série de certitudes idéologiques ou religieuses
ont aggravé le processus en mélangeant à loisir la
justice sociale, l'évangile et bien d'autres choses encore, oubliant
que la "justice" n'est pas d'abord un principe, mais une recherche
constante de l'homme toujours en évolution et qui ne peut évacuer
ni l'esprit, ni le psychisme et l'affectivité, ni le corps, ni bien
sûr le monde extérieur dans lequel nous vivons. Ce dernier
nous oblige chaque jour à des révisions déchirantes.
Si nous essayons de passer au-delà de cette maladie de l'indifférencié,
tous pareils, comme tout le monde, etc., nous pouvons constater que si on
peut très " massivement " parler de société
duale, ce qui correspondrait en gros aux riches et aux pauvres, en fait
la société était, on peut même dire est encore,
beaucoup plus diversifiée et qu'elle s'est diversifiée considérablement
depuis le temps où Vauban écrivait à Louis XIV (ce
n'est pas si vieux) qu'il ne pensait pas qu'il y avait en France plus de
10 000 familles à l'aise.
Dans le monde occidental actuel, on s'aperçoit qu'à un bout,
il y a le quart monde (sans oublier les SDF), la pauvreté absolue
qui n'a jamais fait partie justement de la société duale ou
pas. Ils étaient hors course mais ils existaient. Le gros de la troupe
au-delà de cette ligne douloureuse de démarcation faisait
plus ou moins partie de ceux qui " montaient vers le podium ".
On oublie seulement l'énorme diversification à l'intérieur
avant que l'évolution technocratique oblige à constater la
distance entre les hommes et la formation nécessaire. D'une part
ça ne se fera pas en un jour. D'autre part ça ne répondra
pas à toutes les demandes. Il y a mille choses à naître
qui seront ou ne seront pas dans le "secteur de rêve". Mais
ce secteur de rêve ne peut se transformer que par nécessité,
ça arrivera sûrement par intérêt, ou par un certain
sens de la justice.
De toute façon il est heureux que le terme "quart monde"
nous rappelle au moins le chiffre quatre, qui est très loin encore
de la diversification réelle de la société. La difficulté
essentielle est de réserver comme il est dit plus haut la possibilité
du passage d'un secteur à l'autre, et je le redis dans les deux sens,
sous peine de condamner au désespoir les plus laissés-pour-compte.
Ne penser le bonheur que dans le secteur de pointe et de rêve est
une absurdité. Chaque jour dans un secteur qui aurait pu être
un quart monde désespéré et qui en est sorti lorsqu'il
est bien géré, celui de centres d'aide par le travail, on
voit des journalistes, des sociologues ou autres visiteurs, bien des éducateurs
aussi se scandaliser en regardant travailler les garçons ou les filles
à des travaux répétitifs et apparemment sans intérêt.
Comment pouvez-vous penser qu'ils peuvent s'épanouir? Mais aucun
ne pense que ces garçons ou ces filles ont déjà bien
avancé par rapport à leur situation antérieure et par
là se sont déjà insérés, au sens social
du mot, dans leur quartier.
Pearl Buck décrivait déjà dans L'enfant qui ne devait
jamais grandir comment un père de famille avait gâché
le bonheur de son fils handicapé pour n'avoir pas accepté
le seuil du progrès possible.
Une des difficultés d'un certain nombre d'expériences actuelles
vient du fait (côté RMI par exemple) qu'on est tenté
de faire croire à tout le monde que toute fille ou garçon
peut faire mieux avant même qu'il ou elle ait fait quelque chose tout
court, ce qui restera toujours le point de départ absolu en dehors
duquel il n'y a que rêve, mais à partir duquel tout peut s'ouvrir:
La plus grande tare d'une grande partie du monde éducatif et professionnel
d'aujourd'hui est de mettre l'homme en situation d'échec. Dans cet
ordre d'idée et de diversification extraordinaire, dans ce no man's
land qui va du quart monde au smicard en passant par le chômeur, il
est difficile de ne pas parler du travail noir.
On peut bien sûr y voir l'image de toutes les noirceurs et de l'injustice.
Dans notre parcours nous remarquerons au moins deux choses:
La première c'est qu'il est difficile de croire quand on y regarde
de près que l'interdiction du travail noir gène les riches.
Ils savent très bien inventer ce qu'il faut payer d'amendes qui de
toute façon leur coûtent moins cher sauf si justement on descend
dans l'ordre de la richesse et qu'on se rapproche de ceux qui sont réellement
en difficulté, et une fois de plus c'est d'abord le plus pauvre qui
est pénalisé au nom de la justice.
La deuxième c'est qu'on prive toute une frange de la population la
plus pauvre d'un moyen de vivre ou de survivre même s'il est mauvais.
Et je me refuse à trouver plus juste le travail de quiconque dans
une usine normale payant sa sécurité sociale et fabricant
n'importe quoi, des armes en tous genre, des cosmétiques avec des
embryons, des alcools, etc. De plus tout le commerce international nous
oblige à avoir un regard non pas complaisant mais interrogatif sur
nos modes de commercer même si nous avons payé nos cotisations.
La législation en ce sens est difficile. L'histoire actuelle nous
rappelle que beaucoup de choses nous retombent sur le dos; enfin dans ce
domaine, comme, pour la drogue, comme pour l'alcool et beaucoup d'autres
choses il me semble plus sérieux d'essayer une gestion en dehors
des interdictions massives: L'Italie sans être une panacée
fait constamment l'objet de citations " à la sauvette "
sur les miracles du " travail noir". Il serait absurde d'en tirer
des conclusions définitives, mais des interrogations seraient les
bienvenues, de même que sur les petits boulots qui sont souvent les
seuls possibles pour l'instant.
Là encore si nous avions plus d'imagination au lieu d'un refus de
principe qui permet aux "requins" d'en profiter, on pourrait aussi
faire beaucoup mieux.
Toutes ces réflexions les unes après les autres nous acheminent
vers la notion de revenu d'existence et comme en France nous avons déjà
voté un RMI il serait intéressant de voir comment l'un appelle
l'autre et comment certains aspects, comme l'inconditionnalité par
exemple, serait une avancée considérable.
Ce sera donc l'objet de la -seconde partie de ce travail qui nécessitera
de bien cerner les différences. Ce n'est ni la même philosophie
ni les mêmes modes d'application proposés, dans le cadre du
RMI et les quelques expériences qui en sont nées permettent
déjà de discerner des chemins possibles de l'un à l'autre,
en tous les cas une réflexion nécessaire et probablement porteuse
d'avenir.
Il est tout d'abord absolument indispensable de bien comprendre les différences
essentielles qui caractérisent le revenu d'existence par rapport
au revenu minimum d'insertion et inversement, si on veut avancer, en utilisant
une partie des moyens qui sont de fait mis en uvre avec le RMI pour
arriver au revenu d'existence et dans le même temps transformer nos
modes de penser qui sont en réalité les obstacles les plus
difficiles à vaincre.
Commençons par dire et proclamer bien haut que le revenu minimum
d'insertion comme tel est une avancée, un progrès social très
important. Peut-être le plus important depuis les congés payés
et quelques autres, Sécurité sociale, etc.
La première raison en est que c'est un revenu et non plus une allocation,
qui prend sa source dans les "droits de l'homme", toute personne
a le droit de vivre, droit inscrit dans la constitution. " Tout être
humain qui, en raison de son âge, de son état physique ou mental,
de la situation économique, se trouve dans l'incapacité de
travailler, a le droit d'obtenir de la collectivité, des moyens convenables
d'existence. " Certes, on y reviendra, la relation au "travail"
reste essentielle ici.
La deuxième raison qui en découle, c'est de pouvoir rejoindre
avec des moyens concrets l'homme en état de besoin ou de détresse.
La troisième, qui a son importance, c'est tout simplement que cette
loi est passée, et qu'il ne semble pas qu'elle fasse l'objet de contestation,
au moins sur le fond, après deux ans d'existence.
Par contre dès le départ, avec, la discussion fort intéressante
qui a précédé le vote de cette loi, on savait qu'il
y avait plusieurs tendances, même au sein de la majorité
Un de ces points chauds était la " contre-partie " en principe
exigée par la lettre i de revenu minimum d'insertion, avec le contrat
de travail ou assimilé à trouver, et toute une série
d'attitudes nécessaires, chez l'intéressé, qui, l'expérience
l'a montré, ne correspondaient pas toujours à la réalité
des femmes et des hommes en chair et en os concernés par le revenu.
Ils étaient et restent parfois totalement inintéressés
par cet aspect de la question. On peut même aller plus loin dans certains
cas. Dans une réunion importante sur le RMI il y avait un garçon
qui posait en fait le problème de fond. Il avait eu un travail suffisamment
rémunérateur et puis un beau jour il s'est dit d'une façon
très précise: "Mais qu'est-ce que ça veut dire?
Tout cela n'a aucun sens". Il est parti. La quête du sens pour
reprendre une des interrogations d'André Gorz, c'est grave, très
grave.
Un deuxième point faible, c'est ce qu'on a appelé la "carte
de pauvre " ou dans les milieux spécialisés la "
stigmatisation"; autrement dit le " dossier " pas toujours
facile à instruire, et toujours désagréable, comme
tout dossier dans un milieu douloureux, exclu et souvent considéré
comme responsable de son propre malheur.
Troisième difficulté qui reste d'ailleurs dans tous les cas
de figure: le logement.
Enfin ce que l'on peut appeler la différence essentielle de philosophie
ou d'éthique, c'est que ce revenu, tout en étant légalement
un revenu fondé sur le droit ressemble étrangement à
une allocation, justement à cause de la " carte de pauvre".
Il faut prouver sa misère, être reconnu comme pauvre, ce qui
en soi est une aberration si on réfléchit sérieusement
aujourd'hui. Nos habitudes sociétaires datent des époques
de rareté. " Reconnu comme pauvre". Allez donc parler de
cela- à un psychiatre ou éducateur, comme méthode de
reconstruction!
Un autre type de remarques peut se faire à partir du RMI. La loi
telle qu'elle est a, dans plusieurs sens, bien marché. Tout d'abord
c'est une opération techniquement réussie même si bien
entendu il y a quelques bavures (je renvoie aux textes des états
généraux des chômeurs). On y a mis le prix dans. tous
les sens du mot. Comme il est dit plus haut, le RMI a permis beaucoup de
dépannages et de remises en route importants. Il a permis aussi la
découverte de détresses totalement ignorées. Il a aussi
rapidement fait évoluer la notion d'insertion complètement
bloquée au départ dans " l'insertion professionnelle",
le travail salarié, etc., en faisant distinguer très vite
insertion professionnelle et insertion sociale. Enfin il a essayé
de mettre au point une couverture sociale. Même si ce n'est pas totalement
rodé,' c'est un départ important.
Ce n'est pas exhaustif et on peut ajouter dès maintenant des cas
où le RMI a transformé des personnes et leur a redonné
l'envie de créer. Il y a forcément des zones d'ombres, mais
justement elles peuvent nous aider à aller plus loin. Même
si on ne le dit pas très fort en public, sauf dans les réunions
spécialisées, on a remarqué bien des blocages et surtout
des retards d'appréciation qui nous orientent directement vers un
revenu d'existence. Disons tout de suite que nous ne pensons pas qu'une
solution quelconque existe, aussi réussie soit-elle, qui puisse répondre
au problème de la très grande pauvreté et de l'exclusion
dans ce qu'elle a d'incontournable, lorsqu'elle devient partie intégrante
de la structure mentale, des personnes. Pourtant on peut à notre
avis avancer beaucoup plus loin que le RMI à partir de l'expérience
actuelle.
Tout d'abord, la relation "travail revenu " dont nous avons parlé
dans la première partie et qui a en partie bloqué l'expérience
à partir d'une insertion d'abord professionnelle se montre décevante;
Jean-Michel Belorgey et bien d'autres ont le courage de dire qu'une grande
partie des titulaires du RMI ne trouveront jamais d'emploi au sens habituel
du mot, pour bien des raisons, formation, rythme, alcool, etc.
D'autre part la plupart des contrats réalisés sont soit provisoires
soit précaires ou tout simplement d'un tout autre ordre concernant
d'abord la réinsertion sociale (se soigner, faire une cure de désintoxication,
etc.)
Sur le plan strictement économique on peut encore rêver "plein
emploi" mais c'est un leurre ou un aveuglement. Cette question sera
traitée au chapitre suivant.
Enfin l'enquête et les papiers sont souvent intolérables comme
tels, je ne parle pas ici de la bonne volonté ni de la gentillesse
des services, mais seulement du fait que l'enquête nous enferme dans
mi circuit solidarité-charité, qu'on se refuse à regarder.
Nous avons donc un certain nombre de découvertes qui nous oriente
très directement vers le revenu d'existence dont nous parlerons ensuite.
a) La carte de pauvre autrement dit les conditions qui accompagnent le RMI avec la stigmatisation déjà signalée, cela nous oriente vers l'inconditionnalité du revenu, non seulement pauvre ou pas pauvre mais pour tout le monde 2.
b) La découverte de l'économie sous son aspect condamné, ce qu'elle est en ce moment. On ne bouche pas des trous en créant des emplois artificiels. Ceci nous oriente vers une nouvelle conception de l'économie en particulier de la distribution au départ, les biens créés n'étant pas le seul fait ni des " producteurs " (actuellement aux abois) ni des transformateurs et commerçants, le lien avec le travail au sens du siècle dernier n'ayant plus de sens, mais encore de l'information, informatique, etc., tout cela relié avec la notion de temps qui fera l'objet d'un chapitre suivant.
c) Les quelques expériences réussies qui rejoignent notre première partie et vont dans le sens " créateur " oriente aussi vers le revenu d'existence lorsque les personnes ne sont pas complètement détruites et suffisamment " sécurisées".
d) Une simplification énorme d'une multitude de caisses et d'allocations
permettrait enfin aux plus démunis de s'y retrouver un peu. Revenu
pour tout le monde de la naissance à la mort calculé à
partir de la valeur temps.
On sait que sur tous ces plans nos habitudes mentales, nos droits acquis
d'abord seront causes de blocage, même dans les cas avantageux. (Il
suffit de lire les récentes études sur l'administration à
ce niveau). Par contre on reste intéressé quand on apprend
qu'à la commission d'évaluation du RMI il y a une tendance
qui va dans le sens d'une simplification à travers le RMI. Aller
vers une ù üque allocation qui deviendrait revenu, soit RMI,
soit revenu d'existence.
Qu'est-ce donc que le " revenu d'existence " ? Nous avons essayé
de montrer dans la première partie pourquoi notre expérience
de vie nous avait permis d'entrer facilement, dans l'idée d'un revenu
inconditionnel dû au fait même d'exister et non pour exister,
dans une société donnée dont l'économie relativement
avancée permet facilement de calculer et d'attribuer.
Nous y étions amenés par une deuxième raison. Nous
étions enfin devant quelqu'un qui reconsidérait le "
temps " et nous montrait comment l'histoire de la rareté nous
avait fait passer à côté de ce qui devrait nous paraître
évident aujourd'hui. Nous avions enfin un commencement de réponse
à ce que j'appellerai le temps des oubliés; la femme (dont
on sait maintenant qu'on lui doit à peu près les deux tiers
des biens de l'humanité), ce temps qui n'existait pas économiquement,
le temps de l'enfant lui non plus évidemment, la plus grande partie
du temps paysan non plus, et combien d'autres temps qu'il serait long d'énumérer.
Une troisième raison était l'importance du " temps libre
" par rapport au paragraphe précédent, le temps dit souvent
" perdu ", et comment il a permis " en creux " si on
peut dire de calculer le revenu d'existence. Ce calcul et les modes d'approches
qui ont permis a Yoland Bresson de définir et de déterminer
le revenu d'existence suivant chaque pays seront le thème d'un prochain
chapitre.
Mais nous ne pouvions être indifférents à ce nouveau
regard sur le temps qui rapidement est devenu la valeur temps qui faisait
basculer toutes les certitudes provisoires jusqu'alors construites d'abord
sur la valeur terre puis sur la valeur travail. L'économie changeait
de sens et même prenait du sens et il ne s'agissait plus de conclure
sur des absolus définitifs mais d'ouvrir une porte close absolument
indispensable à l'analyse économique de demain.
Enfin l'éclairage donné par la trilogie "temps socialement
contraint" celui qui correspond aux nécessités absolues
de toute vie sociétaire, je ne peux l'éviter, mais bien sûr
un jour ou l'autre, le partager mieux. Le "temps personnellement contraint"
celui que l'on s'impose librement et qui peut recouvrir toute sorte d'activités,
spirituelle, manuelle, culturelle, mais auxquelles je ne suis pas obligé.
"Le temps libre" espace vierge de liberté. Ces deux derniers
temps comportent, pour nous, toute l'espérance de demain, à
condition que la gestion de l'un et de l'autre soit intelligente; on y retrouvera
toutes les créations nouvelles possibles, tous ces espaces où
l'on peut vivre autrement, s'exprimer sans contrainte sociale et, à
la limite, la " contemplation " au sens large ou restreint, où
l'homme intérieur a enfin sa place hors de cette course effrénée
pour oublier. Oublier d'abord qu'on est un homme donc qu'on va mourir. Créer
pendant sa vie est une chose importante, mais "naître à
soi-même" se prendre en charge totalement en est une autre, même
si de l'une à l'autre il y a des passerelles nécessaires pour
éviter l'excès.
Dans ce dernier volet rentrent bien des espoirs. Voir renaître des
discours étouffés parce qu'ils ne correspondent pas au modèle
sociétaire de plus en plus astreignant depuis que la technique a
laissé s'échapper l'esprit et qu'elle se contente d'engendrer
sans fin des techniques nouvelles sur lesquelles l'homme n'a plus de pouvoir
surtout quand on est condamné à réussir ou à
mourir. Voir réapparaître des créations qui végétaient
faute de fonds et de reconnaissance. Le nombre d'idées géniales
qui n'ont pas vu le jour. Le nombre de conflits qu'il faut savoir régler
si l'on se trouve au confluent de l'alternatif et de l'institutionnel, pour
que passe un jour ou l'autre un peu de l'essentiel dans le modèle.
Plus ces lieux ces espaces de liberté existeront, même très
simples au niveau des modes de vie, plus les chances seront données
à beaucoup de femmes et d'hommes de se retrouver hors des sentiers
étouffants du modèle sociétaire régnant.
Dans le concret il ne semble pas qu'on puisse trouver de réelles
difficultés à passer d'un revenu à l'autre en dehors
des changements de mentalité qui sont considérables et qui
bloquent en particulier les circuits de formation d'éducation et
d'autres. Il faudra changer sur bien des plans y compris l'importance qu'a
pris pour nous le "statut social". Ce serait là encore
un point important mais qui sera noté dans le dernier chapitre.
Le revenu d'existence n'est qu'un chemin parmi d'autres il rejoint le chemin
que font les autres pays vers des solutions du même ordre, il est
à souhaiter que tous ces chemins se rencontrent afin que l'année
1992 puisse déjà poser des jalons sérieux pour une
solidarité européenne.
Avec l'expérience de la Cité des cloches, on pourrait penser
que ce n'est ainsi qu'une expérience qui a trait uniquement aux handicapés
physiques. Nous avons l'idée que ce qui concerne les handicapés
visibles pourrait fort bien s'appliquer aux handicapés invisibles
que sont les exclus du système, mais évidemment ils ne le
savent pas, car tout se passe comme si le système le leur cache,
jusqu'au jour où ils apparaîtront comme visibles.
RMI
Revenu minimum d'insertion |
RE
Revenu d'existence |
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En juin 1988, l'académicien Henri Guitton et le professeur Yoland Bresson écrivent ce premier texte, qui permettra de fédérer quelques experts et bonnes volontés jusqu'à la création de l'AIRE l'année suivante. On est frappé par la pertinence de ce texte, un quart de siècle plus tard...
Sous la direction de son président, l'académicien Henri Guitton, les experts réunis au sein de l'association créée en 1989 sont : Yoland Bresson, Yves Bot, membre de la Commission sociale de l'Episcopat, le professeur d'économie Pierre Lavagne, le philosophe René Macaire, François Perdrizet, polytechnicien, haut fonctionnaire, et Frère Sylvain, religieux capucin, cadre d'Emmaüs.